Comment les secteurs économiques utilisent-ils le foncier bâti dans leur processus de production ? Quels sont les secteurs qui ont le plus contribué à l'artificialisations des sols, c'est-à-dire à la conversion d’espaces naturels, agricoles et forestier en terrains bâties, entraînant une perte de biodiversité et une dégradation des fonctions du sol ? Dans quelle mesure les secteurs économiques sont-ils vulnérables à une réduction de la disponibilité du foncier bâti et à une augmentation de son prix ? En 2021, le Parlement français a adopté une loi visant à atteindre le "zéro artificialisation nette" (ZAN) en 2050, et à une division par deux du taux d’artificialisation d'ici 2031. Cet article étudie les impacts potentiels de cette politique sur les secteurs économiques.
Nous construisons des comptes annuels de l'utilisation du stock de foncier artificialisé et de la contribution au flux artificialisation pour chaque secteur économique en France entre 2008 et 2021. Pour cela, nous effectuons un matching spatial entre la surface artificialisée sur les parcelles (issue des Fichiers fonciers du CEREMA) et les établissements d’entreprises (issus de la base Sirène de l’INSEE), à partir de leur géolocalisation. On agrège ensuite la surface artificialisée par établissement à l’échelle du secteur d’activité NAF. Ces nouvelles bases de données nous permettent tout d'abord de dégager des faits stylisés concernant l'utilisation du foncier bâtis et l’artificialisation par les secteurs économiques français. Concernant l’artificialisation des sols, nous constatons que le secteur du commerce a été le principal contributeur tout au long de la période, même si son impact absolu et relatif a diminué. Les secteurs de l'industrie manufacturière, dont la contribution à l'artificialisation des sols a augmenté au cours de la période, des transports et entreposage, de la construction et des services d'hébergement et de restauration ont également contribué de manière significative à l’artificialisation des sols. Ce dernier secteur semble avoir contribué à une part importante de l’artificialisation dans les zones semi-naturelles (forêts, zones humides et plans d'eau). En outre, ce travail statistique aide à comprendre comment les secteurs économiques utilisent le stock total de foncier bâti. Certains secteurs ont besoin de surfaces bâties importantes en moyenne par établissement, en particulier les secteurs des industries extractives, de l'énergie et des déchets et l'eau, ou certains sous-secteurs comme la sidérurgie et la fabrication de ciment.
À partir de cette analyse statistique, nous étudions la vulnérabilité relative des secteurs économiques à la politique du ZAN dans le cas où cette dernière contribuerait à l'augmentation des prix du fonciers (ce qui, toutefois, n'est pas une conséquence nécessaire de la loi). Nous développons une analyse multicritère démêlant les différentes composantes de la vulnérabilité en utilisant notre base de données et des sources de données complémentaires, telles que les bilans des entreprises. Les secteurs qui apparaissent comme les plus vulnérables dans notre analyse sont l'agriculture et les services d'hébergement et de restauration, tandis que certains secteurs produisant des biens publics (comme l'administration publique ou le traitement des déchets et la fourniture d’eau) pourraient avoir des difficultés financières à faire face à une augmentation du prix du foncier. Enfin, bien que certains secteurs semblent plus susceptibles d'être exposés à l'augmentation des prix du foncier en raison de leur utilisation importante de terrains bâtis (comme le commerce, les transports et l'entreposage, ou même l'industrie manufacturière), ils paraissent avoir une certaine capacité d'adaptation par rapport à d'autres secteurs, grâce à des moyens financiers ou techniques.
Notre travail contribue à plusieurs aspects de la littérature. Tout d'abord, nos comptes sectoriels de l'utilisation des terrains bâtis et de l’artificialisation des sols complètent les extensions environnementales des tableaux entrée-sortie (input-output) existants, permettant l'évaluation de l'empreinte foncière des activités économiques. En explorant le type et la surface des terrains bâtis utilisés par les différents secteurs, notre travail s'inscrit également dans la littérature visant à intégrer la terre en tant que facteur de production. Il contribue également au domaine émergeant étudiant les conséquences macroéconomiques de la protection de la nature et de la biodiversité, en particulier par le biais de politiques limitant le changement d’usage des sols. Enfin, notre article constitue une étape dans l'analyse des risques de transition économique et financiers, au-delà de ceux induits par la transition vers une économie bas-carbone.
L'étude des vulnérabilités économiques d'une politique peut aider à envisager l'ensemble de ses conséquences. En particulier, elle vise à mieux anticiper les changements à venir (par exemple, en incitant les secteurs économiques à modifier leur mode d'utilisation des sols, notamment par des changements techniques et organisationnels), en mettant en lumière les arbitrages possibles et en déclenchant des réflexions sur les outils et politiques possibles pour soutenir une réduction de la demande de terres artificialisées (par exemple, via une utilisation mixte des bâtiments existants, ou des changements dans les préférences). Comme le soulignaient déjà les économistes classiques, la terre est une ressource finie et la gestion de sa rareté doit être une préoccupation pour la discipline économique aujourd'hui.